La carte de la “color-line” de W.E.B. Du Bois
Lors d’un rapide entretien téléphonique avec un journaliste de TSF Jazz, à propos de la campagne #CorrectTheMap, il a été question de cartographie radicale et j’ai notamment évoqué la color-line de W.E.B. Du Bois. Voici l’extrait radiodiffusé.
De quoi s’agit-il ?
Il s’agit très précisément de la carte suivante.
The problem of the 20th century is the problem of the color-line (Du Bois)
Il y maintenant plus d’un siècle, le sociologue et historien Africain-Américain William Edward Burghardt Du Bois (dit W.E.B. Du Bois) sous-titrait ainsi sa carte
« Le problème du XXe siècle est le problème de la ligne de partage des couleurs – de la relation entre des races d’hommes plus sombres et des races d’hommes plus claires, en Asie, en Afrique, en Amérique et sur les îles océaniques ». W.E.B. Du Bois, 1903.
W.E.B. Du Bois (1868-1963), le premier de sa communauté à décrocher un doctorat à Harvard, est souvent considéré comme l’un des plus grands intellectuels Africains-Américains de son temps. Précurseur dans la lutte pour l’égalité des hommes et des femmes dans le monde, il acquiert la nationalité ghanéenne en 1961, deux ans avant sa mort, marquant ainsi son soutien au Ghana, dont on rappelle qu’il est le premier pays d’Afrique à offrir un refuge symbolique aux descendants d’esclaves Noirs qui furent déportés en Amérique au XIXe siècle.
Le contexte
Au moment où Du Bois naît, le Monde connaît d’importantes vagues migratoires dont les effectifs les plus importants proviennent principalement de l’Europe du Nord. De 1800 à 1913, plus de quatre millions d’entre eux émigrent en trois vagues successives, entre 1800 et 1913. Les Anglais présentent le flux le plus important et cela dès 1800, avec près de 86 000 migrants recensés en 1858 à différentes destinations : d’une part, au Canada et aux États-Unis d’Amérique ; et d’autre part, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Viennent ensuite les 45 300 Allemands et les Irlandais. Ces pionniers sont suivis à partir de 1880 par les Italiens, les Scandinaves et les Slaves. Les flux de Français qui apparaissent en pratique les moins nombreux (20 000), émigrent vers les États-Unis d’Amérique, mais aussi en Afrique du Nord (en Algérie) et au Brésil, avec les 11 600 Portugais.
Carte des émigrants recensés pour l’année 1858 (Minard 1862)
Charles-Joseph Minard qui s’intéressait notamment au traitement de la couleur des cartes, fit le choix pour celle-là de mobiliser différentes teintes pour évoquer la couleur de peau des peuples en mouvements, suivant ainsi une conception racialiste de l’humanité, en lien avec le contexte de l’époque.
Les flux d’émigration asiatique sont ainsi figurés dans des tons jaunes plus ou moins foncés suivant le pays d’origine et la destination : ceux depuis la Chine, sont représentés en jaune soleil lorsqu’ils vont vers les Antilles, à Cuba et en marron-clair, vers l’Australie ; ceux provenant des Indes sont en marron. A l’inverse, les flux d’émigration issus d’Afrique centrale présentent une teinte noire invariable quelle que soit leurs destinations (aux Antilles et en Jamaïque, à la Réunion et à l’Île Maurice). Ceux des populations d’Europe varient dans leurs tons : du rose pour les pays du Nord, des Pays-Bas et l’Allemagne, du vert pour les Britanniques et du bleu pour la France, par exemple. On notera aussi que Minard n’usa pas de Blanc ou de teintes claires comme le beige, par exemple (il les réserve respectivement aux mers et aux continents).
Ce traitement de la couleur de la carte par Minard, suivant l’origine géographique des populations émigrées, masque cependant la différence fondamentale entre ces migrations, en les présentant au même niveau, moyennant certes des teintes variées. Les flux des populations d’Europe liés à l’impérialisme sont a priori volontaires, à l’inverse (à ma connaissance) des migrations forcées des populations d’Afrique esclavagisées, dans les îles des Caraïbes de l’Empire (Guadeloupe et Martinique) et Britannique (Jamaïque, Trinidad-et-Tobago et Guyane), à la Réunion et à l’île Maurice qui accueillent les effectifs les plus importants de populations noires (ou assimilées) africaines ou asiatiques (de Madras et de Calcutta). Ce faisant, Minard décrit en creux la répartition mondiale des populations suivant leur couleur de peau, sans pour autant se risquer à présenter la partition du Monde qui en résulte.
Dénoncer le voile sombre de la couleur à Paris, en 1900
Quelques années après Minard, Du Bois publie une carte pour dénoncer le voile sombre de la couleur. Militant infatigable contre l’esclavage et la colonisation des Noirs, il fonda en 1905, il fonde le Mouvement Niagara, un groupe de militants déterminé à obtenir l’égalité des droits pour les Africain-Américains et leur visibilité accrue dans la société états-unienne de l’époque et dans le monde entier. À l’heure où la colonisation battait son plein, Du Bois présentait cette vision racialiste de la société comme une tentative globale d’établir une hiérarchisation entre les peuples. Une entreprise finalement réussie et dont les conséquences encore visibles aujourd’hui ont hélas tendance à se renforcer depuis quelques années, aux États-Unis d’Amérique mais aussi en Europe et en France avec la remontée des bas-fonds des populismes.
D’après Du Bois, l’Amérique et plus largement le Monde du début du XXe siècle était profondément marqué par ce problème de racialisation structurant la société autour de la couleur de peau. Pour servir son combat, il réalisa deux séries de documents graphiques qu’il présenta lors de l’Exposition universelle de Paris en 1900, dans son projet intitulé The Exhibit of American Negroes (l’exposition des Américains Noirs). L’exposition rendu leur visibilité aux personnes Noires états-unien.nes, par conséquent leur humanité au Monde entier, à commencer dans le pays de la Déclaration des droits de l’homme.
“The South believed an educated Negro to be a dangerous Negro. And the South was not wholly wrong; for education among all kinds of men always has had, and always will have, an element of danger and revolution, of dissatisfaction and discontent. Nevertheless, men strive to know.” W.E.B. Du Bois, The Souls of Black Folk
« Le Sud croyait qu’un Noir éduqué était un Noir dangereux. Et le Sud n’avait pas tout à fait tort, car l’éducation chez tous les types d’hommes a toujours eu, et aura toujours, une composante de danger et de révolution, d’insatisfaction et de mécontentement. Néanmoins, les hommes aspirent au savoir ». W.E.B. Du Bois, Les âmes des Noirs.
Photo de l’exposition des Nègres d’Amérique à l’Exposition universelle de Paris 1900
Source : W. E. B. Du Bois Papers (MS 312). Special Collections and University Archives,
University of Massachusetts Amherst Libraries.
L’exposition parisienne comprenait des photographies et une série de diagrammes, cartes et graphiques conçus par Du Bois et ses étudiants de l’Université d’Atlanta. Celle-ci était divisée en deux séries distinctes. La première série, intitulée The Georgia Negro (Le Nègre de Géorgie), se compose de 32 graphiques et tableaux réalisés à la main.
Income and expenditure of 150 Negro families in Atlanta, Ga., U.S.A
Source : Library of Congress, Prints and Photographs Division
La seconde série de documents intitulée Une série de tableaux statistiques illustrait la situation des descendants d’anciens esclaves africains résidant actuellement aux États-Unis d’Amérique. Elle élargit la perspective pour couvrir l’ensemble du territoire américain et montrer la place des Noirs au regard notamment du reste du Monde.
Population nègre des États Unis comparée à la population totale des autres pays
Source : Library of Congress, Prints and Photographs Division
C’est au sein de cette seconde série que figurait la carte de la color-line qui nous intéresse.
Distribution of the Negro race (extrait)
Cette mappemonde présente logiquement le monde sur deux hémisphères continentaux mis en relation par des lignes symbolisant les routes historiques de l’esclavage des Noirs et connectés par de larges aplats de couleurs nuancées du noir au jaune en passant par le marron. La large bande noire recouvre presque entièrement l’Afrique, en s’étendant depuis le sud du Sahel jusqu’à l’Afrique australe, avant de devenir brune dans le Maghreb ; on la retrouve aussi ponctuellement sur les façades orientales des Amériques : au Sud (au Brésil) ; au centre dans les îles du Golfe du Mexique et au Nord-Est, à Georgia et son arrière-pays où les populations noires esclavagisées étaient les plus importantes.
City and rural population 1890
Source : Library of Congress, Prints and Photographs Division
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Françoise Bahoken (16 octobre 2025). La carte de la “color-line” de W.E.B. Du Bois. Carnet (neo)cartographique. Consulté le 6 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14z00








